Pourquoi les accords mets-vins en cuisine végétarienne méritent une approche spécifique
Lorsque je parle d’accords mets-vins, on m’oppose souvent l’idée reçue suivante : « sans viande ni poisson, il est difficile de trouver un vin qui s’exprime vraiment ». C’est à mon sens une erreur d’analyse. La cuisine végétarienne moderne – qu’elle soit méditerranéenne, asiatique, moyen-orientale ou bistronomique – offre une palette aromatique et texturale immense, parfaitement adaptée à des accords mets-vins subtils et parfois plus nuancés que dans une cuisine traditionnelle.
Les défis majeurs de l’accord vin et cuisine végétarienne tournent autour de trois éléments :
la présence parfois marquée d’épices (curcuma, cumin, coriandre, piment, gingembre) ;
l’acidité ou l’amertume de certains légumes (tomate, aubergine, artichaut, chou kale, légumes fermentés) ;
la texture des protéines végétales (tofu, seitan, tempeh, légumineuses), souvent plus neutres que les protéines animales.
Pour structurer mes choix, je m’appuie sur les principes classiques de la sommellerie (équilibre acidité/gras, intensité aromatique, persistance) et les recommandations issues notamment des travaux de l’Organisation Internationale de la Vigne et du Vin (OIV, www.oiv.int) et sur les définitions réglementaires des styles de vins (par exemple les appellations d’origine protégée définies par l’INAO en France, www.inao.gouv.fr).
Les grands principes pour accorder vins et cuisine végétarienne
Avant d’entrer dans le détail des accords, je résume les règles que j’applique systématiquement lorsque je choisis un vin pour un menu végétarien moderne :
Respecter la délicatesse des légumes : je privilégie souvent des vins à extraction modérée, avec des tanins souples ou fondus, pour ne pas écraser la finesse aromatique des légumes de saison.
Anticiper les épices : face aux plats très épicés, je m’oriente vers des vins à faible teneur tannique, à l’acidité fraîche et parfois légèrement demi-secs, afin d’éviter l’amertume et la dureté en bouche.
Jouer avec l’acidité : les plats à base de tomates, d’agrumes, de pickles ou de préparations lacto-fermentées appellent des vins dotés d’une bonne acidité (Riesling, Chenin, certains Cava ou Crémant).
Utiliser les bulles comme arme secrète : les vins effervescents, en particulier les bruts non dosés ou faiblement dosés, sont de formidables partenaires des cuisines végétales créatives.
Tenir compte des modes de cuisson : grillé, rôti, vapeur, wok, friture… la méthode de cuisson influence autant le choix du vin que l’ingrédient principal.
Légumes verts et herbes fraîches : des accords centrés sur la fraîcheur
Les plats végétariens mettant en avant les légumes verts (asperges, petit pois, fèves, brocoli, herbes fraîches, jeunes pousses) réclament des vins à aromatique végétale ou florale, avec une acidité nette et une bonne tension. La difficulté tient notamment aux légumes réputés « ennemis du vin » comme l’asperge ou l’artichaut, dont les composés sulfurés et l’amertume peuvent durcir les vins rouges tanniques et déstructurer certains blancs boisés.
Dans ce registre, j’apprécie particulièrement :
Sauvignon Blanc de Loire (Sancerre, Pouilly-Fumé, Menetou-Salon) : avec une salade de quinoa, petits pois, fèves, herbes fraîches et citron, un Sancerre du Domaine Vacheron ou du Domaine Vincent Pinard offre une aromatique d’agrumes et de buis qui répond admirablement à la verdeur maîtrisée du plat.
Vermentino et Rolle méditerranéens (Côtes de Provence, IGP Méditerranée) : sur un risotto vert aux asperges et à la roquette, un Côtes de Provence blanc du Château Minuty ou du Domaine de Triennes, avec sa bouche saline et sa belle fraîcheur, fonctionne particulièrement bien.
Grüner Veltliner autrichien : pour des asperges vertes grillées, nappées d’une sauce aux herbes fraîches, le côté poivré et citronné d’un Grüner Veltliner du domaine Bründlmayer ou F.X. Pichler crée un accord très précis.
Plats méditerranéens végétariens : tomate, olive, huile d’olive et vins de soleil
Dès que la tomate, l’olive, le poivron ou l’aubergine entrent en scène – c’est-à-dire la base d’une grande partie de la cuisine méditerranéenne végétarienne – je m’oriente vers des vins à la fois mûrs et acidulés, souvent issus de régions ensoleillées mais vinifiés avec une certaine retenue. La tomate, acide, appelle de la fraîcheur ; l’huile d’olive, grasse, nécessite un vin structuré, parfois avec un léger élevage.
Quelques exemples concrets que je recommande régulièrement :
Lasagnes végétariennes à la ricotta, épinards et tomates : un Chianti Classico (Sangiovese majoritaire) comme ceux du domaine Fontodi ou Castello di Ama, bénéficiant d’une acidité marquée et de tanins fins, accompagne à merveille la richesse du plat tout en soutenant la tomate.
Tian de légumes, ratatouille, légumes rôtis au four : un Côtes-du-Rhône rouge à base de Grenache/Syrah, peu extrait, comme ceux d’Yves Cuilleron ou du Domaine Gramenon, permet de conserver le fruit et les épices sans dominer les légumes.
Pizza végétarienne (légumes grillés, mozzarella, basilic) : un rosé gastronomique de Provence (par exemple Château de Pibarnon, Domaine Tempier en Bandol rosé) offre un équilibre intéressant entre fraîcheur, notes de fruits rouges et légère structure tannique.
Cuisine végétarienne asiatique : épices, umami et sucrosité
Les cuisines thaï, indienne, vietnamienne, japonaise ou coréenne végétariennes posent une question centrale en accord mets-vins : comment gérer le piment, le sucre résiduel, la sauce soja, le miso ou les sauces fermentées ? Les textes officiels de l’OIV définissent les catégories de vins en fonction de leur teneur en sucres (sec, demi-sec, moelleux, etc.), ce qui m’aide beaucoup à ajuster le style de vin aux intensités aromatiques des plats (OIV, normes et documents techniques).
Pour ce type de cuisine, voici les orientations que je privilégie :
Curry de légumes au lait de coco (cuisine thaï ou indienne) : un Riesling allemand Kabinett ou un Gewurztraminer demi-sec d’Alsace (par exemple Domaine Zind-Humbrecht, Domaine Weinbach) dispose d’une légère douceur qui apaise le feu du piment et s’accorde au gras du lait de coco.
Wok de légumes croquants, sauce soja et gingembre : un blanc sec aromatique comme un Pinot Gris d’Alsace (Domaine Trimbach) ou un Viognier du Rhône septentrional (Domaine Georges Vernay) fonctionne très bien grâce à leur aromatique généreuse et leur texture ample.
Gyoza végétariens, ramen aux légumes, cuisine japonaise umami : un Champagne brut non dosé ou un Crémant de Loire (par exemple Domaine Huet à Vouvray en version effervescente) apporte une verticalité et un effet « rinse-bouche » très appréciables sur les saveurs umami insistantes.
Légumineuses, céréales et protéines végétales : chercher la structure sans excès
Les plats à base de lentilles, pois chiches, haricots, tofu ou seitan possèdent une dimension protéique importante qui appelle une certaine structure tannique ou une bonne charpente acide pour éviter une sensation pâteuse en bouche. Cependant, je reste prudent : des tanins trop marqués sur un plat végétarien peuvent devenir rapidement astringents en l’absence de collagenes et de graisses animales pour les enrober.
Voici les accords que je propose le plus souvent à mes clients ou lecteurs :
Curry de pois chiches (chana masala), dal de lentilles : un rouge léger et fruité peu tannique – par exemple un Gamay de Beaujolais (Domaine Foillard, Domaine Lapierre) ou un Bardolino italien – souligne les épices sans durcir en finale.
Salade tiède de lentilles vertes, feta et herbes : un Chinon ou un Saint-Nicolas-de-Bourgueil (Cabernet Franc) avec des tanins souples, comme ceux de Charles Joguet ou de Catherine & Pierre Breton, offre un accord très intéressant par ses notes végétales et poivrées.
Tofu grillé ou mariné, seitan poêlé : un Pinot Noir de Bourgogne, en appellation régionale ou village (par exemple Domaine Taupenot-Merme, Domaine de la Vougeraie), vinifié avec finesse, procure une structure sans excès et une belle finesse aromatique.
Fromages végétaux, produits fermentés et vins blancs de garde
La montée en puissance des fromages végétaux (à base de noix de cajou, amandes, soja fermenté, etc.) et des préparations fermentées (kimchi, miso, tempeh, choucroute végétale) ouvre un champ immense d’accords avec des vins blancs complexes, souvent dotés d’un élevage sur lies ou sous bois.
Je privilégie généralement :
Chenin de Loire sec et de garde (Savennières, Saumur, Montlouis, Vouvray sec) : sur des « fauxmages » affinés de type bleu ou pâte fleurie, un Savennières du Domaine Nicolas Joly ou du Domaine du Closel déploie une aromatique de fruits mûrs, de cire d’abeille et de notes fumées qui dialoguent magnifiquement avec les arômes fermentaires.
Chardonnay avec élevage mesuré (Bourgogne, Jura, Limoux) : pour des fromages végétaux crémeux à base de noix de cajou, un Bourgogne blanc du Domaine Leflaive ou un Chardonnay jurassien du Domaine Tissot, avec un boisé intégré, crée un pont aromatique laitier/noisetté très cohérent.
Vins orange (macération de raisins blancs) : sur des plats fermentés comme un kimchi de légumes ou des pickles variés, un vin blanc de macération géorgien (par exemple du producteur Pheasant’s Tears) ou un vin orange italien du Frioul, offre des tanins légers et une aromatique parfois thym, thé, écorces d’agrumes très intéressante.
Quelques domaines et labels à privilégier pour une table végétarienne moderne
Lorsque je conseille des vins pour accompagner une cuisine végétarienne, je propose très souvent des domaines travaillant en agriculture biologique ou biodynamique. La raison n’est pas uniquement éthique ou environnementale : dans les faits, ces pratiques favorisent fréquemment des profils de vins plus digestes, à maturité maîtrisée et sans excès d’extraction, ce qui convient particulièrement bien à la gastronomie végétale.
Sur le plan réglementaire, les vins biologiques en Europe sont encadrés par le Règlement (UE) n° 2018/848 relatif à la production biologique et à l’étiquetage des produits biologiques, qui définit les pratiques autorisées et les seuils de sulfites. La certification biodynamique suit les cahiers des charges privés de labels tels que Demeter ou Biodyvin.
Parmi les producteurs que j’ai trouvés particulièrement adaptés à une cuisine végétarienne moderne :
Domaine Huet (Vouvray, France) – Chenins secs, demi-secs et effervescents, certifiés biodynamiques, avec une grande précision aromatique.
Domaine Zind-Humbrecht (Alsace, France) – Grande diversité de cépages (Riesling, Gewurztraminer, Pinot Gris) et travail exigeant sur la maturité et l’équilibre sucres/acidité.
Domaine Gramenon (Côtes-du-Rhône, France) – Grenache et Syrah sur sable et grès, extraction douce, vins rouges d’une grande digestibilité.
Yves Leccia (Patrimonio, Corse) – Vermentino et Niellucciu, profil méditerranéen mais tendu, parfait sur des légumes grillés et la cuisine aux herbes.
Organiser un menu végétarien complet avec des accords cohérents
Pour aider concrètement à bâtir une table moderne, voici un exemple de menu végétarien complet assorti de vins, que j’ai servi lors d’un atelier d’accords mets-vins :
Entrée : Tartare de tomates anciennes, fraises, basilic et burrata végétale — Accord : Crémant du Jura brut (chardonnay majoritaire), servi à 8–10 °C, pour la fraîcheur et les fines bulles qui structurent l’ensemble.
Plat : Aubergines rôties au miso, pois chiches grillés, herbes fraîches, sésame noir — Accord : Rouge léger type Gamay de Beaujolais (maceration semi-carbonique, peu de bois), légèrement rafraîchi à 14–15 °C, pour souligner le côté grillé sans saturer le palais.
Fromages végétaux affinés (noix de cajou, poivre, herbes de Provence) — Accord : Chenin sec de Savennières, servi à 11–12 °C, pour accompagner les notes lactiques et épicées des « fauxmages ».
Dessert : Tarte fine aux fruits jaunes rôtis (pêche, abricot, romarin) — Accord : Vin doux naturel à base de Muscat (par exemple Muscat de Beaumes-de-Venise), servi très frais, pour prolonger la gourmandise du dessert sans lourdeur.
En travaillant ainsi la progression des intensités – fraîcheur pétillante, rouge léger, blanc de garde, vin doux – on respecte la logique classique de la dégustation, tout en mettant à l’honneur une cuisine végétarienne créative, actuelle et gastronomique.